Association Méridienne Atelier Deux outils de navigation astronomique Le poème nautique
Le poème nautique
Sa'îd Ibn Sâlim Bâtâyi', auteur de ce poème, est né en 1766 dans un village du Yémen du sud célèbre pour
l’excellence de ses marins. Il compose ses quatrains en dialecte yéménite, pour des gens de mer
qui n'avaient pas une grande connaissance de l'arabe classique.
Le poème nautique qu'il a rédigé présente une des routes traditionnelles de la navigation maritime, composante
importante du patrimoine culturel et scientifique arabe yéménite.
Il se compose de 29 quatrains qui donnent au pilote (Mu'allim) les indications lui permettant de naviguer entre
Sayhut (golfe persique) et Zanzibar (côte orientale de l'Afrique).
Dans le cas précis de ce poème, en dehors des repères terrestres (les amers) un dixième environ des caps successifs que le pilote doit suivre pour mener sa barque à bon port fait référence aux étoiles. Ces indications de navigation apparaissent comme l'application pratique dans le domaine maritime de la science astronomique des arabes.
N'ayant été collecté, avec d'autres, qu'au début du XIXe siècle, ce poème est donc très ultérieur à la période d'or de la navigation arabe. Il permet cependant d'entrevoir une technique maritime originale et la résistance de la tradition maritime arabe face à l'influence occidentale.
rouge: étoile
vert : repère terrestre
bleu : terme technique
De Sayhût à Zanzibar
Poème du marin Sa'id Ibn Sâlim Bâtayi (né en 1766 au Yemen)
Ô Dieu, je t’implore, rends aisé le difficile,
A tes créatures, sur terre comme en mer,
Par la gloire de Tâha, le Prophète, meilleur des hommes
Miséricordieux, Saint, je t’implore, ô mon Dieu.
Écoute, ami, ce que nous disons :
Dès que le soleil se couche, prie le Prophète.
Nous disons, ô Dieu avec repentir et soumission :
Pardonne et sois indulgent, fais venir les mots simplement.
Sayhût1 , nous en sommes partis le soir,
Après avoir accompli tous les préparatifs.
Nous prîmes la direction du lever de 'Aqrab2.
Une nuit durant, chacun assure son quart3.
Cap sur Himârayn4, durant une journée,
Ainsi que la nuit qui suit, jusqu’à ce que t’apparaissent des signes.
Après trois demi-journées de navigation aux étoiles,
Prends le cap du lever de Suhayl5,
maintiens-le.
'Abd al-Kûrî6 apparaît devant toi, des
montagnes
Découpées, que l’on pourrait citer en exemple.
A tribord, Ki'âl Fir'awn7 disparaissent,
Tout comme Jurduf8,
comme je te le dis.
Puis vire vers Sindibâr9 ,
Vers le couchant, mon ami, au lever du jour.
Fais attention aux alentours de Binnah10, son fils et sa soeur11
Attention, redouble de précaution, surtout par temps couvert12
Poème extrait de l'ouvrage:
Les poèmes nautiques de Sa'îd Ibn Sâlim Bâtâyi'.
Traducteur: Michel Nieto.
Chroniques yéménites. 1999 (voir bibliographie).
Illustration : Antonin BESSE,
Les derniers boutres d'Aden,
Hervé et Luc Marie Baille
éditeurs,
Paris, 1963.
Le cap Hâfûn13 est devant toi, élevé et
proéminent.
Après l’avoir passé, mon ami, dirige-toi
Vers le coucher de Suhayl la verte14
.
Écoute le timonier et fais attention qu’il ne s’endorme15.
Pendant trois demi-journées, longe la côte Barr al-Khazâ’in16.
Après la première, se trouve le cap Ma'bar17, passe-le.
Puis ar-Rashâ18 Ayl19, où se trouve l’eau douce.
Une fois hors de vue, tu as terminé la deuxième demi-journée.
La troisième demi-journée t’amène au cap Khayr20,
Terre haute que tu longes au matin.
L’étoile Himârayn, que ta prière soit entendue,
Si tu prends sa direction, tu navigues en sécurité21.
Sayf at-Tawîl22 se distingue
nettement.
Qar'ad23 et Hubiyyah24 sont dépassés.
Tu continues, mon ami, pendant deux demi-journées.
Après Hîrâb , il y a sept zuwâm25.
Peut-être diras-tu qu’il en faut plus, ô toi l’éloquent,
Mais si le vent est constant avec toi,
Tu arriveras à Fshût26 à temps27
Toi et moi devons être très attentifs.
Continue ton parcours en suivant l’étoile al-Himâr,
Je veux dire Himârayn, ô Sadr as-samar28
Longe la côte Vers Murûtî29 dont tu
apercevras les amers.
Un grand arbre, puis les dunes de sable,
Tu verras deux dunes rouges
D’où émerge un sommet volcanique noir.
Après les avoir dépassés, on ne s’en occupe plus.
Ton étoile est maintenant 'Aqrab, suis-là.
Conduis-nous en maintenant ce cap.
Elle recouvre toute la côte des Banâdir30
Jusqu’à Barâwah31 au-delà, tu es en
sécurité.
Maintenant, tu mets le cap sur Himârayn.
Si nous implorons Dieu, notre prière sera entendue.
Suis-le mon ami et tout ira bien.
Au matin tu seras à al-Jubb32 ou à
proximité.
Voici les îles Kuyâmâ33 ô toi le
perspicace.
Tûlah, Tiwâlah34 suis-les en allant droit
devant.
Umm al-Khawâdir se trouve sur la route.
Tu reconnaîtras la terre aux arbres qui s’y dressent.
L’étoile est toujours celle dont nous avons parlé35
(Himârayn)
Si tu changes de cap, prends un khann36
dans sa direction
Suis la côte et restes-en près,
Tu arriveras à l'île Kiwâyûh37 où la côte
disparaît.
Maintenant à tribord se trouve le golfe de Yâyâ38 et ses récifs.
Attention ne t’en approche pas comme ceux qui le font39.
Regarde à tribord apparaître sept îles40
séparées les unes des autres,
Ainsi que le sommet de l’île Mânda41 qui
s’élève.
La petite colline où se trouve Shaylah42,
vise-là.
Suis-là, tout en t’en approchant.
Vire de bord43, évite de lofer44,
Sinon tu monteras sur les récifs.
Reste au milieu du golfe clair
Et tu auras l’esprit calme et tranquille.
Si toi l’éloquent, tu écris et tu lis,
Regarde à bâbord et tu verras les huttes45.
La mousson46 est arrivée à Shaylah et Lâmû.
Et ce que tu attendais est arrivé, jeune homme.
Si tu transportes avec toi de l’oignon,
Ici et à Zanzibar, il se vend cher.
Aux premières lueurs du jour, nous prenons la mer
En mettant le cap sur le coucher de Sindibâr
Pendant la moitié d’une demi-journée, l’Eternel est celui qui fait durer.
Nous retournons vers Suhayl la verte et filons droit.
Suis Suhayl pour le restant de la journée, suis
Encore pendant la première moitié de la nuit, et pour le reste de la nuit,
Vire vers Himârayn, puis retourne vers 'Aqrab.
Au matin, tu te retrouveras à longer la côte quart après quart.
Au matin tu es à Kalîfî47 ou aux alentours.
Son amer est une dune élevée, toute en longueur,
Surmontée de hauts arbres, tu la dépasses.
Après cela, tu verras nettement les sommets de Mombasa48.
Le cap est désormais pour Wâsîn49.
Conserve le cap de Himârayn sans bouger,
Laisse chacun trouver ce qu’il désire
Puis, mets le cap sur Suhayl, ne t’endors pas.
Continue ta route jusqu’à ce que Mâzîwah50
apparaisse.
Et là jeune homme, tu es en sécurité51.
Mets le cap sur Sindibâr, jusqu’à ce qu’apparaisse
Le cap de l’île dont les amers se dressent.
Puis l’île Umm ad-Dajâj avec des arbres.
Après elle se trouve l’île de Zanzibar.
Longe les toutes les deux à la lumière du jour,
Vers l’île de Mutûnî, que le règne de Dieu soit sans fin.
Laisse les îles à tribord.
Ecoute tout ce que j’ai dit, mon ami
Il y a des roches affleurantes longues et étroites.
Entre en paix au pays du clou de girofle.
Vous qui écoutez, concluons en bénissant le Prophète,
Sa famille, ses compagnons et tous ceux qui les ont suivis,
Tous ceux qui sont venus après eux tout au long des années,
Aussi nombreux que la multitude de fois où les priants se sont prosternés.
Le voyage décrit par Sa'id Ibn Sâlim Bâtayi peut être localisé sur cette carte qui est contemporaine du poète. Il s'effectue de Sayhût, au sud de la péninsule arabique (15°13'N) jusqu'à l'île de Zanzibar (6°08'S), soit sur plus de 21° de latitude le long des côtes orientales de l'Afrique.
Carte réduite de l'Océan Oriental depuis le Cap de Bonne Espérance jusqu'au Japon (1753),
par le cartographe français Jean-Baptiste d'Après de Mannevillette (1707–1780).
Bibliothèque nationale de France.
Les notes ci-dessous donnent la traduction des noms des étoiles et permettent de préciser les repères terrestres et les termes techniques.
1 | ‘Sayhût (15°13'N-51°15'E) est une petite ville côtière du Hadhramawt. |
2 | ‘Aqrab est une étoile de la constellation du Scorpion. |
3 | Zâm est une unité de mesure qui signifie dans ce cas la durée d'un quart estimée à 3 heures. |
4 | Himârayn : Alpha et Beta du Centaure. |
5 | Suhayl : Canopus dans la constellation de la Carène. Elle est la deuxième étoile la plus brillante du ciel. |
6 | ‘Abd al-Kûrî (12°12'N-52°12'E) est une île proche de Socotra. |
7 | Ki‘âl et Fir‘awn (12°26'N-52°08'E) sont deux îlots rocheux. |
8 | Jurduf (cap Gardafui 11°50'N-51°17'E) est la pointe NE de la Corne de l'Afrique. |
9 | Sindibâr ou Sulbâr : Achernar de la constellation Eridan. |
10 | Ra's Binnah (11°09'N-51°11'E) est un cap formé d'une haute falaise escarpée. |
11 | Écueils près du cap Binnah. |
12 | La brume. |
13 | Ra's Hâfûn (10°27'N-51°24'E) est l'extrémité est de la presqu'île de Hâfûn. |
14 | Suhayl est censée dégager une lumière verte. |
15 | Prends au sérieux les propos du timonier qui est un marin expérimenté. |
16 | Ra's el-Cheil sur les Instructions Nautiques. |
17 | Ra's Ma‘bar (9°29'N-50°49'E), un promontoire accidenté. |
18 | Non identifié. |
19 | Ayl (7°58'N-49°51E), bourgade établie sur la rive nord de Wâdi Nogal. |
20 | Ra's el-Cheil (7°44'N-49°49'E), promontoire rocheux. |
21 | Tu n'as pas à craindre que l'on te blâme. |
22 | Sayf at-Tawîl (6°18'N-49°05'E). |
23 | Garad (6°57'N-49°19'E), un fort aujourd’hui en ruine. |
24 | Obbia (5°21'N-48°32'E), port qui entretient de nos jours des communications maritimes régulières avec les autres ports de Somalie. |
25 | Allusion non compréhensible à la quille du navire. |
26 | Non identifié. |
27 | Sans encombres. En un temps convenable. |
28 | Celui qui maintient en éveil l'esprit des navigateurs la nuit. Il s'agit d'un personnage (conteur) dont la fonction est de raconter des histoires tout au long de la nuit pour éviter que les marins ne s'endorment pendant leur quart. |
29 | Murûtî : 02°38'N-46°12'E. |
30 | La côte des Banâdir, de l'embouchure de Fiume Giuba à Itala. |
31 | Brava (1°06'N-4°02'E), port de la côte somalienne offrant un mouillage. |
32 | Giumbo, situé à l'embouchure de Fiume Giuba (0°15'S-42°36'E). |
33 | Îles de Kuyâmâ (0°39'S-42°20'E). |
34 | Isola Ciula (1°00'S- 42°03'E). |
35 | Himârayn. |
36 | Les premiers marins arabes appelaient khann l'écart ou rhumb entre chaque étoile indiqué par leur dayra ou rose azimutale, qui en comptait 32. |
37 | 2°00'S-41°17'E. |
38 | Extrémité sud-ouest de la péninsule de Chongoni, |
39 | Allusion aux bateaux à faible tirant d'eau des pêcheurs locaux qui fréquentent ces lieux très dangereux |
40 | Un archipel de sept îles formé autour de Kiwayuh. |
41 | La côte ouest de Manda Island (2°18'S-40°58'E). |
42 | Shaylah (2°18'S-40°55'E, petit village à l'extrémité sud-ouest de l'île de Lamu. |
43 | Vers le nord-ouest. |
44 | Se dit d'un bateau qui en remontant, se rapproche trop de la direction du vent. Il risque alors de perdre son erre (sa vitesse) et de ne plus être manoeuvrant, ce qui serait considérablement gênant dans les lieux où l'on se trouve. |
45 | Probablement le village de Shaylah. |
46 | Sans doute une période propice à la vente. |
47 | Kalifi (3°39'S-39°52'E). |
48 | Mombasa (4°05'S-39°41'E). |
49 | Ra's Ras'id (l'île d'à côté). |
50 | Peut-être Ra's Kigomasha au nord de Pemba island. |
51 | En terme marin : tout est clair. |